Vers un urbanisme apaisé
La « bataille pour contrer le projet Carantec » donne peut-être un sens à certaines vies qui se sont réalisées pleinement sous les auspices des trente glorieuses. Après avoir profité de la croissance économique (il n’y avait ni le choix et aucun mérite, c’était comme ça, même être de gauche était facile en ce temps-là) et n’avoir jamais remis en question leurs fondamentaux, les réveillés de la dernière heure (ceux qui aiment les arbres depuis peu) accusent les Verts de faire fonctionner le système démocratique libéral (qui a érigé la villa en valeur cardinale lorsqu’il fallait densifier il y a 40 ans) qui les a vu devenir propriétaires ou à tout le moins profiter de la qualité de vie de notre pays. Fatigué, parfois, de devoir lutter contre les arguments mensongers et la mauvaise foi, l’aveuglement, je vous partage un petit texte non argumentatif et plutôt nostalgique.
Promenade à cheval
Je l’observais manger sa paille dans la mangeoire placée en bordure de champ. A quelques mètres, un réservoir d’eau, sous ses pieds la boue et sous les miens la route en goudron, ancienne voie d’accès du domaine patricien, aujourd’hui transformée en route de chantier, semi parking, semi voie piétonne pour sortir de la zone et aller retrouver son véhicule parqué plus loin dehors.
Le cheval mange, la couverture qui le protège semble souillée, peut-être s’est-il roulé dans le champ. Il a le sexe en érection. Bien que diminuant à vue d’œil, il reste impressionnant, pour un citadin peu habitué aux visions de phénomènes aussi naturels que banals, pour qui s’occupe d’animaux. L’entreprise Steiner se consacre à une ou des érections. Pour être plus urbain je dirais qu’elle aussi érige un bâtiment, elle procède à la construction d’un immeuble 8 étages sur la parcelle des Morillons.
D’un côté la boue, de l’autre le béton, la question n’est plus de savoir qui l’emportera, ces champs dévolus aux chevaux laissent la place aux logements et bâtiments monumentaux. Les grues ne chôment pas et répondent à celles qui œuvrent du côté du Conseil Œcuménique. Ce n’est plus la bonne parole qui irrigue ici-bas, mais le béton qui coule à profusion.
Ma question, de quoi suis-je le témoin ? D’une folie des Grandeurs de la Genève Internationale ? Du triomphe de la propriété privée qui vend au plus offrant pour aller investir ailleurs ? De la poursuite de l’Intérêt Général (sans que l’on ne sache plus combien de divisions cet intérêt suscite) ? Notre petitesse face à l’économie ou aux forces du monde qui décide ici ou ailleurs de poursuivre sur la voie du progrès, de ce vieux rêve de la croissance à maintenir, sans limite, qui dans notre petit coin de commune voit sa bride relâchée ?
Un cèdre majestueux me contemple prendre mes notes. Lui aussi est arrivé là dans un souci de cultiver cette parcelle, de la rendre cultivée et moins nature. C’est donc une évolution de notre culture à laquelle j’assiste. Il y a 150 ans, le propriétaire a mis un Cèdre avec les chênes pour signifier la modernité, maintenant lui ou les héritiers ont vendus et font ériger ces tours de logement ou de futurs bureaux. Le Liban nous a légué son Cèdre, la finance nous fait construire des beaux édifices, à quand un souffle salvateur pour balayer ces montagnes de verre ?
Je ne pleurerais pas sur ce passé recomposé selon mes convenances, je le laisse dans mon imaginaire, source d’inspiration. Dans mes mots, je parle du présent décomposé et du futur qui peine à m’inonder de flots nourriciers. Est-ce que je m’opposerais au progrès en n’écoutant pas les sirènes du culte de la marche en avant ? Je n’ai pas envie de figer les terres et de garder ce cheval à tout prix. Mais quel luxe de pouvoir observer cet animal de loin en loin, de se remémorer qu’il est la plus noble conquête de l’homme. Pas d’attitude de Sam Suffit non plus, s’il faut construire, pourquoi pas là ? Mais de quoi avons-nous encore besoin, de combien de m2 supplémentaires ?
Les chevaux ont disparu de notre quotidien, ne restent que les chevaux fiscaux du bureau des autos. Les hussards non plus ne sont plus de mise, à cette heure, ce sont les ouvriers qui sortent du chantier et marchent, oui un peu, jusqu’à leur voiture, ornées de plaques frontalières. Notre monde vieillissant fait appel à la main d’œuvre qui veut bien venir nous construire nos cathédrales de préfabriqué. La décroissance ne passera pas par nous, en tout cas pas ici, pas maintenant.
Pourquoi parler de cet endroit, situé hors du Grand-Saconnex ? Simplement parce que les marges nous influencent et nous déterminent. Parce qu’il me semble qu’il nous conduit tout droit à l’urbanisme projeté pour la Place Carantec. Ce n’est pas la densité qui est en cause, mais notre lien avec l’urbain, avec les traces du village et de la vie et du rythme plus détendu qui est associée à ce terme de village.
Londres, cette mégapole a englobé ses villages au 19ème et 20ème siècles, a souvent gardé un cœur, une rue qui en témoignait et donc un centre commercial allongé. Ici beaucoup de verticalité, peu d’espace pour respirer. Il faut combler les vides, l’angoisse doit être remplie et en bouchant tous les trous urbains, nous nous assurons de ne pas faire de place pour notre propre vacuité. Où mettrons-nous le cœur du Grand Saconnex, existe-t-il, bat-il encore ? Je fais de la politique pour que nos cœurs battent encore alors que les pulsations du monde moderne s’emballent et devraient nous montrer que le patient est depuis longtemps aux soins intensifs.
Francisco Bradley